Rencontre entre un concept de théorie du droit et un percept artistique
« Au niveau le plus profond, écrit Gilles Deleuze dans Proust et les signes, l’essentiel est dans les signes de l’art »
Le projet de cette exposition est le fruit d’une rencontre où les pages d’un essai de théorie interdisciplinaire du droit intitulé Penser les flux normatifs – Essai sur le droit fluide, (Mare & Martin, 2018) et une série de tableaux d’une artiste peintre rouennaise du courant informel congruent vers un monde de flux et une esthétique contemporaine de la fluidité.
Dans son essai Art & flux – Une esthétique du contemporain (L’Harmattan, 2014), l’esthéticien Julien Verhaeghe caractérise l’esthétique des flux par un travail artistique en prise avec les fluctuations du monde. L’artiste fluxien rend compte du monde tel que par ses ondes il passe à travers lui. Il peint des percepts et des affects, au sens deleuzien, c’est-à-dire des blocs de sensations et d’affections qui dépassent ceux qui les éprouvent et les font devenir.
L’univers des flux, qui est le nôtre, est une dynamique pulsionnelle et intempestive, un jet, un courant continu fait de devenirs et de lignes de fuite. Le flux n’a pas de repentir : il coule et s’embranche à d’autres flux. C’est cette même dynamique que l’on retrouve dans le travail de l’artiste Sylvie Grenn qui travaille sans croquis préparatoire et peint sans repentir.
Sylvie Grenn ne peint pas seulement la fluence du monde, elle peint mue par une énergie du type du flux et par série. Pour démarrer un tableau, elle fait une trace de pinceau et à ce moment tous les possibles sont là : c’est la toile qui commande. Elle a un besoin tout de suite de rentrer dans le vif du réel.
Le réel, nous dit Deleuze, c’est le flux. L’essai Penser les flux normatifs avec lequel l’œuvre de l’artiste entre en résonance propose une vision artiste du Droit permettant d’entrer de façon frontale dans sa réalité, dans les tuyaux par où passent ses flux. Le droit hypermoderne est fabriqué et détruit en continu, sa texture est de plus en plus souple et fluide ; il circule à grande vitesse entre les différents espaces de la « métropolis planétaire ».
C’est la complexité de notre vie en flux et dans les flux qu’a peint Sylvie Grenn : sa part d’idéal (la fluidité de la vie, l’expérience du flow des psychologues) comme sa part sombre (l’entrée dans les sociétés hypernormées et de contrôle). Magie de l’art, magie de la peinture qui nous donne tout sur un seul écran, magie de la peinture de Sylvie Grenn en particulier, tout des flux normatifs est évoqué dans le tableau sans titre de 1997 reproduit sur l’affiche.
En haut à gauche une sorte de bol dans lequel s’agite et déborde de toute part un liquide (le droit ?) en mouvement. Des structures de flux (noires, blanches et fuchsia) au milieu traversent tout le tableau de droite à gauche ; les mains d’une sorte de monstre (qu’on ne peut qu’imaginer puisqu’on en voit pas le corps) qui en haut à droite agrippe le sujet comme un robot saisirait une marchandise circulant sur un tapis roulant ; au milieu des formes d’apparence humaine plongent dans les flux et des eaux profondes ; l’équerre en bleu en bas à gauche évoquant la norma des juristes…
Au centre haut et droit du tableau, une fenêtre jaune ouvre sur un hypothétique et radieux dehors, comme l’invitation vers une voie idéale de sortie des flux – pour « défluer » comme dit l’artiste –, mais la voie exigeante supposant la traversée de notre propre flux intérieur…
Emeric Nicolas, maître de conférences HDR en droit privé à l’UPJV
Février 2019